13
Quelques minutes avant que les premières nouvelles lui parviennent, Innelda déclarait d’un ton glacial :
— Pourquoi avons-nous toujours besoin d’argent ? Où va-t-il ? Notre budget annuel est énorme et je ne vois jamais que des rapports disant que telle grosse part est allée à tel secteur de l’administration générale ou à tel autre, et ainsi de suite jusqu’à l’écoeurement. Le système solaire possède des richesses inestimables ; des milliards changent de mains chaque jour à la Bourse ; et pourtant le gouvernement n’a pas d’argent. Que se passe-t-il ? La perception des impôts se fait-elle mal ?
Il y eut un silence. Le ministre des Finances jeta un regard désespéré tout autour de la table du Conseil privé. Finalement, ses yeux se posèrent sur le Prince Del Curtin, comme implorant une intervention de sa part. Le prince hésita un moment avant de prendre la parole.
— Votre Majesté, dit-il, il me semble que ces conseils de cabinet s’enlisent dans une regrettable routine. Nous ne sommes plus là que pour écouter silencieusement vos reproches excessifs. En ce moment, vous vous plaignez continuellement comme une femme qui, ayant dépensé tout l’argent du ménage, houspille son mari en lui reprochant de ne plus avoir de fonds.
Elle mit un certain temps à se rendre compte de tout ce que cela sous-entendait. Elle était même si habituée à ce que son cousin lui parlât en privé avec la franchise la plus crue qu’elle ne s’était d’abord pas aperçue que cette remarque acerbe venait de lui être faite au cours d’une réunion officielle du Conseil des ministres. Elle nota distraitement que les autres hommes assis autour de la table paraissaient maintenant soulagés, mais elle pensait bien trop à ce qu’elle allait dire pour que le sens de ces mots lui soit pleinement apparu.
— Je suis lasse, dit-elle d’un ton agressif, qu’on me dise continuellement que nous n’avons pas d’argent pour supporter les dépenses normales de l’État. Les dépenses de la maison impériale n’ont pas varié depuis des générations. La maintenance de mes biens propres est faite à mes frais, non à ceux de l’État. On m’a dit cent fois que nous imposons les sociétés et les individus jusqu’à l’extrême limite et que les milieux d’affaires se plaignent de ce fardeau. Si ces astucieux hommes d’affaires voulaient bien examiner leurs livres de comptes, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir que d’autres prélèvements sont faits sur leurs ressources. J’entends par là les amendes levées par cette organisation odieuse et illégale qu’est la Guilde des Armuriers. Elle taxe ce pays bien plus que le gouvernement légal. Ils prétendent ne faire que vendre des armes, mais c’est là une des plus grandes fraudes qui ait jamais été commise à l’égard du peuple. Ils s’y prennent habilement de façon à s’attirer l’appui des individus les plus cupides parmi les masses dépolitisées. Tout le monde sait très bien qu’il suffit de prétendre qu’on a été escroqué par telle ou telle société pour que les tribunaux secrets des Armuriers vous fassent justice. La question est de savoir à quel moment le profit légitime devient une escroquerie. C’est un problème d’ordre purement philosophique et à propos duquel on peut discuter sans fin. Mais ces tribunaux des Armuriers n’exagèrent que trop facilement le dol, donnent la moitié de la somme à l’accusateur et conservent le reste pour leur organisation. Je vous le dis, messieurs, il nous faut lancer une campagne. Nous devons convaincre les hommes d’affaires que la Guilde leur prend beaucoup plus d’argent que le gouvernement. Évidemment, si les hommes d’affaires étaient honnêtes, la chose n’offrirait aucune difficulté et les petits saints de la Guilde apparaîtraient comme les voleurs qu’ils sont puisque, aussi bien, il leur faut de l’argent pour maintenir leur organisation.
Elle se tut un moment, à bout de souffle, et se souvint alors de ce que le Prince Del Curtin avait dit un moment plus tôt.
— Ainsi, lui dit-elle l’air mécontent, j’ai l’air d’une ménagère qui ronchonne, mon cher cousin ? J’ai dépensé tout l’argent d’un époux aimant et je...
Elle s’arrêta court, se souvenant soudain de l’expression de soulagement qu’elle avait lue sur le visage des membres du Conseil après la remarque du prince. Elle se rappela n’avoir pas prêté attention au fait que, tout à l’heure, elle s’était trouvée mise en accusation devant l’ensemble de son ministère.
— Ainsi, dit-elle violemment, c’est ma faute ! C’est moi qui ai dépensé inconsidérément comme une bourgeoise les deniers de l’État !
Une fois encore elle reprit sa respiration. Elle allait reprendre la parole, quand le stat qui se trouvait non loin de son fauteuil se manifesta :
— Votre Majesté, un message urgent vient juste d’arriver des provinces de l’Ouest. Un être humain géant de trente mètres de haut dévaste la zone industrielle de la ville de Denar.
— Comment ?
— Si vous le désirez, je vais vous en montrer des images. Le géant recule lentement devant les attaques des unités mobiles.
— Aucune importance... dit-elle, rejetant l’affaire d’un ton sec et supérieur. C’est sans doute un robot fabriqué par un fou. L’Armée de l’air en aura raison. Je n’ai pas le temps de m’intéresser à cela. Faites-moi un rapport plus tard.
— Très bien.
Suivit un silence. Elle demeurait immobile comme une statue, dardant des yeux de feu dans son visage très pâle.
— Serait-ce encore un coup des Armuriers ? murmura-t-elle enfin.
Après un moment d’hésitation, elle repoussa cette idée et revint précipitamment à ce qu’elle disait avant d’avoir été ainsi interrompue, allant au coeur même de l’accusation implicite.
— Prince, dois-je entendre que vous me rendez publiquement responsable de l’impasse financière dans laquelle se trouve le gouvernement ?
— Votre Majesté me comprend mal, dit le prince sans broncher. Ce que j’ai dit, c’est que ces réunions du cabinet finissaient par n’être plus pour nous que des mercuriales. Chacun des ministres est responsable devant le parlement, et les critiques destructives ne sont d’aucune utilité.
Elle le regarda, stupéfaite, constatant avec fureur qu’il n’avait nullement l’intention d’enrober de fleurs sa première déclaration.
— Ainsi, dit-elle très vite, vous ne prenez pas au sérieux ma suggestion d’informer les hommes d’affaires des activités mensongères des Armuriers... vous ne considérez pas cela comme sérieux ?
— Non, dit-il, la regardant dans les yeux, la mâchoire crispée.
La respiration coupée une fois de plus, elle dirigeait sur lui de grands yeux surpris. Cela avait été dit devant tout le ministère.
— Et pourquoi donc ? dit-elle, prenant finalement un ton plus raisonnable. Cela aurait au moins l’avantage de faire taire un peu les critiques à rencontre du taux trop élevé de nos impôts.
— Si cela vous fait plaisir, dit le Prince Del Curtin, lancez donc une telle campagne. Cela ne fera probablement de mal à personne, mais cela n’améliorera guère nos finances non plus.
— Que cela me fasse plaisir ou non, là n’est pas la question, reprit-elle, de nouveau glaciale. Ma seule préoccupation, c’est le bien de l’État.
Le Prince Del Curtin préférait garder le silence et c’est en le regardant avec insistance qu’elle se décida à dire :
— Prince, vous et moi sommes liés par les liens du sang. Nous sommes dans le privé de bons amis, bien que nous ayons déjà eu de violents désaccords sur bien des sujets. Cependant, vous venez de laisser entendre que je tolère que mes intérêts privés influent sur mes responsabilités dynastiques. J’ai bien sûr toujours pensé qu’on ne peut être deux personnes à la fois, et que chaque acte public d’un être humain reflète toujours plus ou moins ses options intimes. Mais il y a une marge entre le reflet involontaire des opinions personnelles sur l’action et le fait de dire qu’une politique n’est calculée qu’en fonction d’intérêts privés. De quelle façon ai-je fait de tels calculs ? Qu’est-ce donc qui vous amène soudain à émettre un jugement qui contient tant de sous-entendus ? Eh bien, j’attends votre réponse.
— « Soudain » est le mot exact, dit sèchement le prince. Il y a plus d’un mois que je participe à ces réunions en écoutant avec une surprise de plus en plus grande vos tirades excessives. Et je me suis posé une question. Voulez-vous savoir quelle est cette question ?
En elle, la femme hésita. Mais comme la réponse du prince avait déjà pris un tour qui la mettait mal à l’aise, elle préféra se jeter à l’eau :
— Dites-le donc.
— La question que je me suis posée, dit le Prince Del Curtin, était celle-ci : « Qu’est-ce donc qui la trouble ainsi ? Où veut-elle donc en venir ? » Maintenant, je connais la réponse qui jusqu’alors ne me paraissait pas évidente. Nous sommes tous, ici, conscients de votre évidente obsession au sujet des Fabricants d’Armes. En deux occasions différentes, vous vous êtes montrée prête à dépenser généreusement les deniers de l’État pour entreprendre quelque nouvelle action contre les Armureries. Le premier incident s’est produit voici quelques années, et nous a tant coûté que la dette n’en a été amortie que l’année dernière. Et puis, voici quelques mois, vous avez commencé à me faire des allusions mystérieuses et enfin vous avez demandé au cabinet de voter un crédit considérable, dans un but que vous n’aviez pas alors déclaré et que vous ne nous avez toujours pas avoué depuis. Or, la flotte aérienne a été brusquement mobilisée ; les Armuriers ont prétendu que vous aviez eu des contacts avec l’inventeur d’un moteur interstellaire afin de supprimer cette invention. Nous avons financé aussitôt une contre-propagande et l’affaire a disparu de l’actualité, mais il en reste un trou colossal dans notre budget. J’aimerais bien savoir pourquoi vous avez cru nécessaire de faire construire huit canons énergétiques de cent millions de cycles, au prix d’un milliard huit cents millions l’unité. S’il vous plaît, comprenez-moi bien, je ne vous demande pas de nous expliquer cela. Je sais, d’après certaines de vos confidences, que l’affaire a eu une heureuse conclusion. Mais la question demeurait pour moi : pourquoi, alors, n’étiez-vous pas encore satisfaite ? Qu’est-ce qui vous troublait ? Je viens de trouver qu’il s’agissait d’un problème intime et non extérieur, personnel et non politique.
Elle se sentait incapable de réagir, mais elle ne voyait pas encore où il voulait en venir. Elle hésita à parler. Elle était perdue : le Prince continuait.
— Innelda, vous avez trente-deux ans et vous n’êtes pas encore mariée. Selon certaines rumeurs – veuillez m’excuser d’en faire état – vous auriez des amants par centaines, mais je sais quant à moi de façon certaine que ces rumeurs sont dénuées de fondement. Aussi, pour dire crûment les choses et une fois pour toutes, il est temps pour vous de vous marier.
— Voulez-vous dire par là, dit-elle d’une voix de fausset, que je doive par un édit réunir tous les jeunes hommes de la nation, leur imposer quelques exploits sportifs et épouser celui qui vaincra.
— La chose est tout à fait inutile, dit le prince calmement, puisque vous êtes d’ores et déjà amoureuse.
Un murmure courut autour de la table du Conseil. Il y eut des sourires aimables.
— Votre Majesté, commença un des ministres, c’est bien la meilleure nouvelle que j’aie entendue depuis...
Mais l’expression de la souveraine le contraignit au silence. Comme si elle n’avait pas entendu l’interruption, elle dit :
— Prince, je suis fort surprise. Et qui serait l’heureux jeune homme ?
— Sans doute l’un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés, charmeur malgré la puissance de sa personnalité et tout digne de votre main. Il est venu au palais voici environ huit mois, et vous avez immédiatement été captivée par lui. Malheureusement, en raison de ses antécédents politiques, il y a eu conflit dans votre esprit entre vos désirs naturels et votre obsession.
Elle savait maintenant de qui il parlait, et elle tentait vainement de le faire changer de conversation.
— Je suppose, dit-elle, que vous ne voulez pas faire allusion à ce jeune homme que j’ordonnai de pendre voici deux mois, mais que j’ai ensuite gracié.
— Je reconnais, dit en souriant le Prince Del Curtin, que la sévérité de votre verdict à son égard m’a un moment surpris, mais ce n’était finalement que l’un des aspects du conflit non moins sévère qui se livrait en vous-même.
— Il me semble me souvenir, dit Innelda calmement, que vous n’avez pas opposé grande résistance à l’ordre d’exécution.
— J’étais absolument bouleversé. J’ai une loyauté congénitale envers votre personne et vos accusations contre lui me remplissaient de confusion. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris combien tout cela s’agençait.
— Comment, vous croyez que je n’étais pas sincère en donnant l’ordre d’exécution ?
— Dans ce monde, dit le prince, les gens détruisent sans cesse ceux qu’ils aiment. Il arrive même qu’ils se suicident, détruisant ainsi la personne qu’ils aiment le plus.
— Qu’est-ce que tout cela a à voir avec le conflit qui se livre en moi-même et qui – selon vous – fait de moi une sorte de mégère ?
— Voici deux mois, vous m’avez dit que vous aviez informé le capitaine Hedrock... (Del Curtin la sentit se raidir au moment où, pour la première fois, il jetait ce nom dans la conversation) que vous le prieriez de revenir au palais dans deux mois. Le temps s’est écoulé – et voilà que vous ne pouvez vous décider à le rappeler.
— Entendriez-vous par là que mon amour se soit affaibli ?
— Non pas, dit-il tranquillement, mais vous vous êtes soudain rendu compte que le rappeler serait un acte autrement capital que vous ne l’imaginiez lorsque vous avez fixé cette limite de temps. Vous avez compris que cela équivaudrait à reconnaître que la situation est bel et bien celle que je viens de décrire.
— Messieurs, dit Innelda en se levant, tout ceci constitue pour moi une révélation. Je suis certaine, ajouta-t-elle avec un sourire condescendant, que mon cousin ne pense qu’au bien commun et que, en un sens, ce serait une excellente chose que je me marie. Mais j’avoue n’avoir jamais pensé que le capitaine Hedrock pût être l’individu qui aurait à supporter mes scènes de ménage pour le restant de ses jours. Malheureusement, il y a une troisième raison pour laquelle j’hésite à me marier, et il faudrait l’ajouter aux deux raisons de conflit psychologique mentionnées par le Prince. Je...
Le télestat situé à côté de son fauteuil se déclencha encore :
— Vôtre Majesté, les Armureries viennent de publier tin communiqué concernant l’affaire du géant.
Innelda se rassit, désarçonnée. Elle avait oublié ce titan pour elle dépourvu de sens et son insensé programme destructeur.
— Je lirai cette déclaration plus tard, dit-elle agrippant la table. Quel en est l’essentiel ?
Après une interruption du speaker, ce fut une autre voix, plus grave, qui prit la parole :
— Un communiqué spécial vient d’être publié à l’instant par la Guilde des Armuriers. Leur Conseil dénonce l’activité du géant de trente mètres qui vient de dévaster les zones industrielles de Denar et Lenton. Les Armuriers déclarent que les rumeurs selon lesquelles ce géant serait un robot lancé par eux sont absolument dénuées de tout fondement et ils signalent qu’ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour capturer ce géant. Comme nous l’avons dit précédemment, le géant a...
— Messieurs, dit-elle, fermant l’appareil et faisant claquer ses doigts, je crois que chacun de vous ferait mieux de gagner son bureau et d’y attendre les événements. L’État est en danger et, cette fois... (elle jeta un regard à son cousin) cette fois il ne semble pas que cela provienne d’un calcul de ma part. Au revoir, messieurs, bonne journée, dit-elle, levant la séance.
Selon l’habitude, les ministres restèrent à leur place, attendant qu’elle eût quitté la salle des séances. Arrivée à son appartement, elle attendit quelques minutes puis appela le bureau du Prince Del Curtin, dont le visage s’inscrivit presque aussitôt sur l’écran, plein d’interrogations.
— Alors, suis-je fou ?
— Bien sûr que non. Vous le savez mieux que personne. Mais, Del, dit-elle, changeant de sujet, sait-on ce que veut le géant ?
— Oui, qu’on révèle le secret du vaisseau interstellaire.
— Oh ! alors, c’est un coup des Armureries.
Le prince secoua la tête.
— Je ne crois pas, Innelda, dit-il d’un ton grave. Ils ont publié un deuxième communiqué ces toutes dernières minutes, se rendant compte sans doute qu’on ferait le lien entre le géant et leur propagande d’il y a six semaines. Ils réitèrent leur demande que vous révéliez la dérive interstellaire au peuple, mais nient avoir aucune collusion avec le géant et s’offrent une fois de plus à aider à sa capture.
— Leurs dénégations sont ridicules, face à la réalité.
— Innelda, dit vivement le Prince Del Curtin, si le géant poursuit ses destructions, je crois que vous feriez mieux d’agir au lieu de continuer à accuser la Guilde.
— Venez-vous déjeuner ? demanda-t-elle.
— Non. Je vais à Denar.
— Faites attention à vous, Del, dit-elle, angoissée.
— Oh ! je n’ai nullement l’intention de me faire tuer !
— J’en suis certaine, dit-elle éclatant brusquement d’un rire nerveux. Vous me direz plus tard pourquoi vous allez là-bas.
— Ce n’est pas un secret. J’y ai été invité par l’Armée de l’air. Je crois qu’ils souhaitent avoir en haut lieu un témoin des efforts qu’ils déploient, de sorte qu’on ne puisse les accuser plus tard de ne pas avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir. Salut, dit-il.
— Au revoir, dit Innelda, débranchant son stat.
Elle passa le reste de la matinée à dicter des lettres. A midi, dans la grande salle à manger, tant de regards anxieux se tournaient vers elle que, lorsqu’elle eut regagné ses appartements, elle prit immédiatement les nouvelles et jeta un coup d’oeil sur le géant. La première image qu’elle en eut le montrait ravageant une rue d’une ville. Il avait l’air d’un fou de taille monstrueuse, d’un véritable démon destructeur. Elle le regardait, gagnée par une horreur croissante, ne pouvant en croire ses yeux. Au fur et à mesure de sa progression, les immeubles s’effondraient et il brillait au soleil comme un horrible chevalier dans une armure étincelante.
Elle vit un destroyer s’approcher de lui et faire feu de ses quarante mitrailleuses énergétiques ; les rayons éclaboussèrent le géant d’un arc-en-ciel incandescent, s’écrasant autour de lui comme s’il avait été lui-même un invincible écran pare-énergie. Mais elle remarqua, fronçant le sourcil, qu’après l’attaque, il sautait derrière un haut édifice et s’allongeait à demi derrière celui-ci, tandis que le destroyer revenait à la charge. Ayant perdu sa proie de vue, le destroyer s’abstint de tirer et revint quelques minutes plus tard avec deux autres navires, mais le géant était déjà loin, laissant derrière lui un champ de ruines, des immeubles rasés. Il mit une petite boutique entre lui et le feu rayonnant des vaisseaux, paraissant immunisé et même inattentif aux flots énergétiques déversés sur lui. Innelda pensa qu’il n’aimait guère être directement sous leur feu, mais qu’il pouvait le supporter. Quant à l’énergie qui venait indirectement sur lui, elle ne l’inquiétait nullement. Sur quoi, haussant les épaules, elle coupa l’émission. La scène s’effaça instantanément de l’écran.
Fatiguée, elle s’étendit pendant une heure. Sans doute avait-elle dormi, car ce fut son stat de chevet qui l’éveilla. C’était le Prince Del Curtin, qui semblait désemparé.
— Innelda, avez-vous suivi l’affaire du géant ?
Elle se sentit désarmée. Elle avait à peine pris le temps de s’accoutumer à cette menace surgie ce matin du néant et qui déjà menaçait l’ordre des choses dans Isher. Elle trouva finalement une excuse :
— Quelle nouvelle spéciale ? J’ai été très occupée.
— Trente-quatre villes, Innelda. Une seule personne tuée pour l’instant, et encore n’est-ce qu’un accident. Mais pensez-y, c’est une chose très réelle, pas une plaisanterie. Le continent entier est en effervescence. Il ne détruit que les petites affaires, se gardant bien de toucher aux grandes sociétés. Une vague de rumeurs s’est élevée à son propos, et je ne crois pas que la moindre campagne de propagande soit utile à quoi que ce soit tant que cet individu sera dans les parages. Dites-moi, qu’est-ce qu’il y a de vrai dans cette histoire selon laquelle vous cacheriez le secret du moteur interstellaire ?
Elle eut un moment d’hésitation.
— Pourquoi demandez-vous cela ? dit-elle.
— Parce que si c’est vrai, dit-il sévèrement, et que ce soit là la cause de l’existence du géant, vous feriez mieux de songer sérieusement à révéler le secret au peuple le plus gentiment possible, car vous ne pouvez pas vous offrir le luxe de supporter les dévastations du géant un jour de plus.
— Mon cher, dit-elle avec une froide détermination, nous le supporterons cent jours si cela est nécessaire. Si un appareil permettant d’atteindre les étoiles devait être mis au point, la Maison d’Isher, dans les circonstances présentes, s’y opposerait.
— Et pourquoi ?
— Parce que... (et sa voix se fit forte et sonore) notre population s’en irait émigrer dans toutes les directions. En moins de deux cents ans, on verrait naître des milliers de familles royales et de gouvernements souverains dont l’autorité s’étendrait sur des centaines de planètes, et se déclarant la guerre les uns aux autres comme les rois et les dictateurs d’autrefois. Et le peuple qu’ils détesteraient le plus serait celui de l’antique Maison d’Isher, dont la seule présence et survie rendraient ridicules leurs prétentions. La vie sur Terre ne serait plus alors qu’une longue série de guerres contre les autres systèmes stellaires. Sans doute, dit-elle l’air crispé, vous paraît-il absurde de réfléchir deux cents ans d’avance à une telle situation, mais une famille comme la nôtre, qui règne sans interruption depuis près de quatre mille huit cents ans, a appris à penser en termes de siècles. Un jour, dit-elle en terminant, lorsque notre administration aura mis au point une méthode efficace pour organiser et contrôler l’émigration stellaire, alors nous pourrons approuver une telle invention. Jusque-là...
Elle se tut. Del Curtin hochait la tête et son mince visage aux lignes accusées paraissait pensif.
— Vous avez évidemment raison, dit-il. Je n’avais pas réfléchi à ce côté de la question. On ne peut permettre un tel désordre. Mais comme notre situation se dramatise d’heure en heure, Innelda, permettez-moi de vous faire une suggestion.
— Oui.
— Elle va vous choquer.
— Allez-y, dit-elle tandis qu’une ride se creusait plus profondément sur son front.
— Parfait. Voici : la propagande des Fabricants d’Armes bénéficie des faits et gestes du géant, et pourtant ils ne cessent de dénoncer celui-ci. Il faut que nous les possédions là-dessus.
— Que voulez-vous dire ?
— Laissez-moi prendre contact avec eux. Nous pourrons identifier les gens qui sont derrière le géant.
— Vous voulez dire que nous allons collaborer avec eux ! Ainsi, dit-elle, éclatant de colère, il faudrait, après trois mille ans, qu’une Impératrice d’Isher mendie l’aide de la Guilde des Armuriers ! Cela, jamais !
— Innelda, le géant est actuellement en train de ravager la cité de Lakeside.
— Oh !
Elle se tut. Pour la première fois de son règne, elle se sentait impuissante, désarmée. La glorieuse Lakeside, la seconde ville de l’Empire, qui ne le cédait en magnificence et en richesse qu’à la Cité Impériale ! Elle essayait de se représenter le géant à la brillante armure détruisant sur son passage la merveilleuse cité des lacs. Et, lentement, elle hocha la tête pour donner son accord. Il avait donc suffi d’une trop brève journée pour que, à l’exception d’une seule autre chose, le géant soit devenu le facteur le plus important dans un monde qui, pour elle, tremblait sur ses bases.
— Prince ! dit-elle après un instant d’hésitation.
— Oui.
— Le capitaine Hedrock m’a laissé une adresse. Voulez-vous essayer d’entrer en contact avec lui et dites-lui de venir au palais, dès ce soir si possible.
Son cousin la contempla pensivement et dit finalement avec simplicité :
— Eh bien, quelle est cette adresse ?
Elle la lui donna puis se laissa aller contre son siège, pour se détendre. Cela la soulagea au bout d’une minute de se rendre compte qu’elle venait de prendre deux grandes décisions.
Ce fut quelques minutes avant 5 heures de l’après-midi que le message de l’Impératrice, automatiquement enregistré et relayé, parvint à Hedrock. La requête lui demandant de venir au palais d’urgence le surprit. Il lui était difficile de croire qu’Innelda, gagnée par la panique, craignît à ce point pour le sort de la Maison d’Isher.
Il arrêta donc sa campagne de destructions et regagna son laboratoire secret. Parvenu là, il brancha un stat sur la longueur d’ondes secrète du Conseil de la Guilde des Armuriers, ou plutôt la longueur d’ondes que ceux-ci croyaient tenir secrète, et déguisant sa voix, il dit :
— Membres du Conseil des Armuriers, je suis certain que vous avez déjà compris tout le bien que les faits et gestes des géants font à votre cause.
Hedrock pensa qu’il devait leur faire croire qu’il y avait plus d’un géant, car les Fabricants d’Armes étaient les mieux placés pour savoir qu’un individu ayant subi une telle amplification moléculaire vieillissait de cinq années toutes les trente minutes. Il poursuivit donc, sur un ton pressant :
— Les géants ont besoin de votre aide immédiate. Les Armuriers doivent maintenant prendre le relais pendant quinze minutes ou une demi-heure par personne. Ils n’auront pas besoin d’opérer des destructions, mais le seul fait qu’on les verra donnera une apparence de continuité à l’opération. Il est également important que les Armuriers reprennent immédiatement et très violemment leur campagne pour contraindre l’Impératrice à révéler sans tarder le secret du moteur interstellaire. Il est essentiel que le premier géant apparaisse au début de la soirée. Pour le salut et la défense des forces progressives de l’humanité, ne manquez pas à votre devoir.
Il se trouvait encore dans sa cachette un quart d’heure plus tard, lorsque le premier des géants apparut : la réponse était rapide. Trop rapide. Elle révélait qu’ils avaient leurs plans à eux et que l’organisation qui possédait finalement le plus grand pouvoir dans le système solaire réagissait avec la célérité d’un fin ressort d’acier. Il ne doutait pas qu’il entrât, entre autres, dans leurs plans la volonté de connaître l’identité de la personne qui connaissait si bien leurs secrets. Il était même prêt à croire qu’ils savaient déjà de qui il s’agissait.
Aussi était-ce le moment de faire usage d’une de ses inventions secrètes. Pour commencer, il allait faire un petit voyage à l’aide d’une de celles qu’il avait là, dans sa retraite. Plus tard, quand viendrait la grande crise, il pourrait essayer d’utiliser une réplique qu’il avait depuis longtemps cachée dans la crypte funéraire du palais impérial. Les douze heures à venir allaient être décisives : la grande question était de savoir si les araignées supérieures allaient le laisser agir. Elles ne donnaient pas signe de vie.